La mise en garde des chercheurs

Recueilli par Cécile Guerin

Le mardi 26 octobre 1999



 

 

Comprendre la mémoire

Claire Rampon: neuroanatomiste à l'université de Princeton. Après sa thèse au laboratoire du Pr Jouvet (université Lyon-I) sur les mécanismes du sommeil, cette chercheuse est partie aux Etats-Unis. Depuis un an, elle travaille avec Joe Tsien sur les fameuses souris.

"Dans cette étude, nous cherchons, non pas à améliorer la mémoire des souris ni même des hommes, mais à comprendre les mécanismes moléculaires de la mémoire. Oui, un seul gène peut augmenter la mémoire des souris. Mais il y a sans doute d'autres gènes impliqués que nous nous employons à découvrir. De plus, dans une prochaine étude, nous étudierons les effets de la stimulation environnementale et comportementale sur la mémoire et sur les connexions dans le cerveau. Nos recherches constituent un pas en avant pour comprendre les maladies de la mémoire, les amnésies. Mais il reste un long chemin à faire pour penser à une application clinique directe. Quant à la conclusion dans l'article de Nature... Ce magazine qui s'adresse à tous les milieux scientifiques et pas seulement aux biologistes, nous demande de généraliser. Mais nos recherches qui intéressent un tas de gens et d'entreprises sont financées sur la base de rapports très scientifiques et non médiatiques. Ce genre d'étude pourrait sans doute exister en France. Le problème, c'est qu'on ne recrute pas assez de jeunes chercheurs, on ne leur donne pas assez de moyens pour travailler. Donc, ils fuient aux Etats-Unis, au Canada, en Allemagne ou en Suisse...»

Simplificateur

Catherine Vidal: Neurobiologiste à l'Institut Pasteur. Etudie d'un point de vue physiologique et comportemental les pathologies cérébrales liées au virus du sida et au paludisme.

"Ubiologiste moléculaire ne sait pas toujours mener des études de comportement. Pour oser dire : "la modification génétique que j'ai faite sur cette souris entraîne une augmentation de la mémoire spatiale", il faut de nombreux tests qui vont dans le même sens et tenir des arguments crédibles auprès des spécialistes du comportement. Joe Tsien s'est entouré de collaborateurs compétents mais ce qu'il déduit de ses expérimentations dépasse les réalités expérimentales. Les tests spécifiques qu'il utilise ne portent pas sur le même type de mémoire. Que toute l'hétérogénéité de ces processus cognitifs soit lié à un gène, à un seul type de récepteur, c'est simplificateur.

De plus la majorité des études, qui sont censées avoir un impact sur l'Homme, sont faites sur des petits rongeurs. Telles que sont présentées les conclusions de l'étude, on oublie qu'il ne s'agit que de rongeurs. Maintenant la biologie prime partout. Ca ne choque plus personne que l'homme soit comparé à un rat et la femme à une rate.

Les organismes génétiquement modifiés, on leur fait dire parfois un peu n'importe quoi parce que les études au niveau intégré, physiologique ou comportemental, ne sont pas assez poussées. Il faut redécouvrir ce qu'est la physiologie, considérer le degré de complexité d'un organisme vivant au lieu de le réduire au plus simple. Cela demande des outils conceptuels que les chercheurs n'ont plus l'occasion d'acquérir lors de leur formation.»

La faute du système de publication

Robert Jaffard: Laboratoire de neurosciences cognitives, CNRS/université Bordeaux-I. Etudie les mécanismes de mémorisation par imagerie cérébrale. A publié dans Nature (12 août 1999) une étude sur la réorganisation des circuits cérébraux lors du stockage des souvenirs.

«Cette étude, très bien faite sur le plan méthodologique, confirme l'implication des récepteurs NMDA dans le processus de la mémoire. Mais cela ne signifie pas qu'une augmentation de ce récepteur va automatiquement améliorer la mémoire. Des études précédentes utilisant les mêmes tests avec inhibition des récepteurs ont montré que les animaux apprenaient normalement s'ils avaient auparavant suivi d'autres apprentissages. Les relations entre NMDA et mémoire ne sont pas aussi claires qu'on le dit. A force de simplifier des mécanismes affreusement compliqués, surgissent des contradictions. La tendance est à vouloir tout réduire pour trouver la clé de l'intelligence. C'est un peu simpliste. Mais publier dans Nature oblige à cela. On est bridé dans ce que l'on peut raconter. Il n'y a pas de place pour les nuances. Impossible de s'étendre sur des considérations contradictoires. Il faut faire simple afin de rendre le résultat plus médiatique. Et les scientifiques s'y prêtent. La pression pour la valorisation des résultats devient un petit peu insupportable. Il faut faire attention de ne pas construire sur du sable, sur des données de recherche fondamentale encore incertaines. C'est la crédibilité scientifique qui est en jeu.»

Une erreur épistémologique

Jean-Pierre Changeux: Labo-ratoire de neurobiologie à l'Institut Pasteur. Dirige des études sur le récepteur nicotinique neuronal de l'acétylcholine. Auteur de l'Homme neuronal, Fayard, 1983.

«Sous prétexte qu'une fonction est modifiée par un gène, on en déduit que cette fonction est déterminée par un gène unique. C'est une erreur épistémologique. Cela ne correspond pas à la réalité. Il existe au contraire d'infinies combinaisons entre les gènes qui sous-tendent l'organisation fonctionnelle du système nerveux central. Il faut arriver à comprendre quels sont les éléments génétiques qui participent au comportement. Et surtout comment l'interaction avec le monde extérieur amplifie ou compense les effets des gènes. Par exemple, une altération génétique provoque des troubles de la vision chez l'enfant qui peuvent disparaître à l'âge adulte. Dans ce cas, l'effet de la mutation est atténué au cours du développement du système nerveux. On ne peut utiliser cette expression du "gène de l'intelligence". L'intelligence correspond à un ensemble de disposition du système nerveux central éminemment variable. Cette notion est impossible à quantifier scientifiquement.»

L'environnement oublié

Michel Duyme: Unité de recherche en épidémiologie génétique à l'Inserm. Etudie le rôle de l'environnement sur le développement cognitif.

Dans leur étude, Joe Tsien et son équipe sont directement passés d'un test mnésique sur des souris à l'intelligence humaine qui fait appel au langage. Ils n'ont même pas étudié l'effet de l'environnement sur leurs tests. Ils auraient pu voir comment le milieu peut contrecarrer l'action d'un gène. Au lieu de cela, ils cherchent des «gènes de l'intelligence»! Ils ne sont pas les seuls à en trouver. Dans une étude récente, parue dans Human Molecular Genetics, Robert Plomin avec 13 autres chercheurs annoncent avoir identifié un «marqueur génétique» sur le chromosome 4 en comparant des enfants à QI élevé et à QI normal... Ces études s'inscrivent dans un débat récurrent sur l'hérédité du quotient intellectuel. La nouveauté est de s'appuyer sur des techniques modernes de génétique moléculaire. Nous sommes les seuls à prouver l'effet de l'environnement sur le QI. Car la vraie question est l'interaction des gènes avec l'environnement. Depuis 1971, nous étudions cette question en utilisant le QI comme un outil valide de classement des enfants sur des performances intellectuelles dans un contexte et un moment donné. A aucun moment, nous ne parlons d'intelligence. Dans notre dernière étude (1), nous avons montré que des enfants, qui présentaient un QI très bas, avant d'être adoptés entre 4 et 6 ans, ont fait un bond en terme de QI. D'autant plus grand que le milieu socio-économique est élevé. Il y a sans doute un redéveloppement des interconnexions neuronales qui reste à élucider. En France, les gens sont d'accord sur le rôle de l'environnement dans l'expression d'un gène. Néanmoins, on donne très peu d'argent sur ces études.»

(1)How can we boot IQs of dull children? a late adoption study, Proceedings of National Academy of Sciences, juillet 1999

De la science à l'idéologie

Axel Kahn: Unité de recherche en génétique et pathologies moléculaires
à l'hôpital Cochin. Publie en mars 2000, Et l'homme dans tout ça, NIL.

«Dans cette étude, les auteurs utilisent une transgénèse classique pour suractiver un gène. Ils aboutissent à un résultat intéressant mais pas bouleversant. En revanche, dans leur conclusion, ils passent de la science à l'idéologie. Déjà, ils amalgament la mémoire et l'intelligence. Or, si la capacité de stocker des connaissances est indispensable à l'aptitude intellectuelle, ça ne la résume pas. Ils font partie des personnes qui prétendent que l'intelligence dépend d'un petit nombre de gènes. Cela ne correspond pas à la réalité, sinon un type génial aurait des enfants géniaux! Ce courant idéologique anglo-américain, dont les sources sont à chercher dans la triade libéralisme, utilitarisme et dérive du Darwinisme, s'étend énormément.

A ce titre l'eugénisme positif, c'est-à-dire l'amélioration par ajout d'un gène aux conséquences favorables, est révélateur de cette idéologie. Cela reste un fantasme. Le gène n'est qu'un élément de programme. On ne connaît pas bien le résultat de sa combinaison avec d'autres gènes et avec l'environnement. L'expérience sur les animaux transgéniques montre que l'introduction d'un gène a parfois des conséquences surprenantes. Mais si demain on réussit techniquement la transgénèse sans effets indésirables et si ce courant idéologique a le vent en poupe, cela se fera. Il faut convaincre aujourd'hui qu'il s'agit d'une Bérézina morale.»

Une déduction abusive

Michel Morange: Professeur à l'Ecole normale supérieure, étudie la biologie moléculaire du stress chez la souris. Auteur de la Part des gènes, Odile Jacob, 1998.

«Il s'agit d'un résultat tout à fait surprenant : on savait déjà que la substance NMDA était impliquée dans l'apprentissage. Mais qu'il suffise de faire une «surexpression» d'un gène chez le jeune animal pour avoir de meilleures capacités d'apprentissage, cela paraît vraiment trop simple, presque miraculeux! Si tel était le cas, pourquoi la sélection naturelle de variantes spontanées n'a-t-elle pas permis l'apparition de tels animaux? De plus, on n'a aucune preuve que ces animaux transgéniques ne souffrent pas d'un déficit, qui se révélera à long terme dans des conditions particulières. Les généticiens réalisent souvent leurs expériences sans prendre en compte l'environnement. Cela n'est pas grave à condition de s'en souvenir et de ne pas déduire abusivement des résultats que l'amélioration de la mémoire passe obligatoirement par une action sur les gènes. Quant à l'application à l'Homme, elle est loin d'être évidente. Les processus de mémorisation sont plus complexes. Les mécanismes diffèrent grandement d'une espèce animale à une autre. Et les méthodes de transgénèse demeurent trop peu efficaces pour être appliquées à l'homme. ».


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